AMELIE GEX
Amélie Gex est le grand poète patoisant de la Savoie.
Elle naquit le 24 octobre 1835, à la Chapelle-Blanche, sur la frontière sud de la Savoie, dans un milieu de bourgeoisie éclairée. Son père était médecin. Sa mère avait une propriété à la Chapelle. Orpheline de mère à quatre ans, elle est élevée par sa grand-mère paternelle qui habite à Chambéry, rue Croix d’Or, et qui a aussi une maison et un fermier à Triviers, aujourd’hui Challes. Mise en pension au Sacré-Cœur, elle est une élève médiocre qui ne se plaît qu’à Challes pendant les vacances, où elle apprend le patois avec les enfants de son âge.
En 1848, elle perd sa grand-mère. En mars 1849, elle quitte l’école et vient vivre avec son père à la Chapelle-Blanche où Porraz, le fermier de Triviers, les a suivis, car le docteur Samuel Gex a vendu l’héritage qu’il a reçu de sa mère, avec lequel il achète des vignes et un bâtiment à Villard-Léger (1854).
Amélie s’ocupera de la propriété de la Chapelle. Elle a 19 ans. Puis, les Porraz ayant émigré en Argentine, elle fait valoir ses terres avec des journaliers parmi lesquels un certain Dieufils, dit Prince, qui a des talents de conteur et de chanteur, et elle se souviendra de lui dans son œuvre patoise.
En 1857, elle perd son fiancé, qu’elle a à peine connu. Elle se livre à des expériences de spiritisme quotidiennes qui lui déclenchent des crises de danse de Saint-Guy. Elle dira en 1882 qu’à partir de 1872 elle n’a écrit que sur l’ordre de sa mère . Soignée à Divonne-les-Bains, elle y rencontre Mlle de Marcillac de Genève, qui l’encourage à écrire. D’après leur correspondance, on voit le goût d’Amélie pour les choses sérieuses, la politique, l’art, la littérature, la religion qui est devenue pour elle une sorte de mystique humanitaire. Elle aurait pu tourner au bas-bleu ou à la femme de lettres. Elle reste fidèle à la terre et à la vie paysanne.
1860. Issue de la bourgeoisie éclairée, respectueuse aussi d’une tradition multiséculaire, elle est d’abord anti-annexionniste, puis se résout, par raison, à accepter de devenir française : "… nous aurons, écrit-elle, au moins la chance d’avoir pour mes pauvres villageois encore si arriérés, dans un avenir prochain, quelque progrès à espérer" (A Adèle de Marcillac). Ce souci des humbles et des pauvres explique l’attitude politique d’Amélie Gex. Elle n’est pas de la gauche des "partageux" de 1848. Elle travaillera à l’amélioration des couches rurales.
En 1850, son père s’est marié avec une de ses propres amies. Malgré la naissance d’un petit garçon, il délaisse bientôt son épouse qui vit avec Amélie à la Chapelle à partir de 1860. A son décès en 1873, le Dr Gex laisse des dettes. Pour les éponger, les deux femmes vendent Villard-Léger et en partie les terres de la Chapelle-Blanche. Elles s’installent à Chambéry rue Trésorerie, puis rue de la Gare où Amélie, après un stage à Milan, monte un atelier de photographie que sa santé ne lui permet pas d’exploiter. En proie à de vives souffrances physiques et morales, dans une situation financière délicate, elle trouve un dérivatif dans l’écriture. Elle compose des poèmes en français. Ils prouvent qu’elle a beaucoup lu Victor Hugo. Mais, sauf exception, ils ne sont pour rien dans sa renommée. Elle commence bientôt une carrière d’écrivain liée étroitement au journalisme, car outre la part active qu’elle prend à rédiger des articles, c’est dans la presse qu’elle a d’abord fait paraître ses œuvres majeures.
Ses premiers vers patois furent publiés le 20 janvier 1878 dans l’hebdomadaire Le Père André, fondé le 8 juillet 1877 par son cousin Charles Burdin, d’un rouge renforcé, et l’imprimeur Ménard un des maîtres de la Maçonnerie locale.
La jeune fille de famille qui s’émouvait en 1860 au souvenir de Victor-Emmanuel II, soutient de sa plume les républicains, par ses poèmes en patois destinés à la paysannerie, c’est-à-dire la masse de l’électorat. S’adressant à des lecteurs peu sensibles au féminisme, elle signait sous un pseudonyme masculin : Dian de la Jeânna, Jean fils de Jeanne.
Elle dirigea elle-même le Père André du 25 mars 1879 à la fin mai 1880. Chaque semaine, elle exposait, en faveur de la paysannerie, son programme d’action sociale, qui prenait le pas sur la politique, et donnait au journal un ton assez modéré. Elle désire que le curé soit "pour le travailleur des champs le guide moral que nul gouvernement ne pourra jamais remplacer".
Cependant, l’imagination d’Amélie Gex débordait largement le cadre étroit de l’action militante et le registre de l’écrivain est loin de se cantonner au mode satirique. Elle publie un premier fascicule de poésies patoises sous l’anonymat en septembre 1878 : Le Long de l’An chante les travaux et les jours de la vie rurale. En 1879, elle fait paraître les Reclans de Savoie, les Echos de Savoie. En 1882, une autre plaquette : Lo Cent Ditons de Pierre d’Emo, les Cent dictons de Pierre du bon sens (Emo, le bon sens, accent sur E, du latin aestimare). Seize ans plus tard, en 1898, la veuve de Ménard donnait une édition posthume qui comprenait les Fables et les Seblets (sifflets), parus au jour le jour dans la presse, mais jamais rassemblés en volume, et les Contio de la Bova, les Contes de l’Etable, inédits. Au départ, les pièces parues dans le Père André n’avaient pas été doublées d’une version française. Pour en faciliter la lecture aux gens des villes, Amélie traduisit tous ses poèmes.
Minée par la souffrance, Amélie s’éteignit en juin 1883, assistée par le chanoine Varet. Elle n’avait que quarante-huit ans.
L’expérience d’Amélie Gex est intéressante. Elle a su accommoder le patois avec son accentuation pénultième et ses voyelles finales plus ou moins sonores, aux exigences de la versification française dont elle retient surtout l’octosyllabe si utilisée au Moyen Age. Si l’on est vétilleux, on peut dire que son patois est plus proche de celui de Challes que de celui de Chapelle-Blanche. En tout cas, elle a gommé ce que le dernier avait d’un peu marqué, les ts, les dz à l’initiale, par rapport au patois des régions voisines. C’est une indication intéressante, une tentative limitée, mais réelle, pour établir un koinê, une langue commune aux pays de Savoie.
Loin de considérer le patois comme une langue inférieure propre aux récits comiques et souvent triviaux, elle l’a haussé au rang d’une vraie langue littéraire, en reprenant les grands thèmes du lyrisme, le travail, l’amour, la nature, la fuite du temps, la religion, Dieu, etc. Elle les voit avec l’âme paysanne toute imprégnée de son parler propre. C’est ce qui donne à ses poèmes un accent exceptionnel d’authenticité. N’ayant pas de culture classique, elle choisit à juste titre de s’exprimer dans un langage qui en est fort loin. C’était précisément la condition de la réussite.
D’autre part, elle faisait du dialecte un élément privilégié de l’identité locale. Elle écrivit ainsi une protestation éloquente contre Dumaz, le maire de Chambéry qui, en 1878, avait attaqué les patoisants. Le texte, inédit, vibre d’une belle fierté savoyarde :
Traduction :
Traduction :
Elle naquit le 24 octobre 1835, à la Chapelle-Blanche, sur la frontière sud de la Savoie, dans un milieu de bourgeoisie éclairée. Son père était médecin. Sa mère avait une propriété à la Chapelle. Orpheline de mère à quatre ans, elle est élevée par sa grand-mère paternelle qui habite à Chambéry, rue Croix d’Or, et qui a aussi une maison et un fermier à Triviers, aujourd’hui Challes. Mise en pension au Sacré-Cœur, elle est une élève médiocre qui ne se plaît qu’à Challes pendant les vacances, où elle apprend le patois avec les enfants de son âge.
En 1848, elle perd sa grand-mère. En mars 1849, elle quitte l’école et vient vivre avec son père à la Chapelle-Blanche où Porraz, le fermier de Triviers, les a suivis, car le docteur Samuel Gex a vendu l’héritage qu’il a reçu de sa mère, avec lequel il achète des vignes et un bâtiment à Villard-Léger (1854).
Amélie s’ocupera de la propriété de la Chapelle. Elle a 19 ans. Puis, les Porraz ayant émigré en Argentine, elle fait valoir ses terres avec des journaliers parmi lesquels un certain Dieufils, dit Prince, qui a des talents de conteur et de chanteur, et elle se souviendra de lui dans son œuvre patoise.
En 1857, elle perd son fiancé, qu’elle a à peine connu. Elle se livre à des expériences de spiritisme quotidiennes qui lui déclenchent des crises de danse de Saint-Guy. Elle dira en 1882 qu’à partir de 1872 elle n’a écrit que sur l’ordre de sa mère . Soignée à Divonne-les-Bains, elle y rencontre Mlle de Marcillac de Genève, qui l’encourage à écrire. D’après leur correspondance, on voit le goût d’Amélie pour les choses sérieuses, la politique, l’art, la littérature, la religion qui est devenue pour elle une sorte de mystique humanitaire. Elle aurait pu tourner au bas-bleu ou à la femme de lettres. Elle reste fidèle à la terre et à la vie paysanne.
1860. Issue de la bourgeoisie éclairée, respectueuse aussi d’une tradition multiséculaire, elle est d’abord anti-annexionniste, puis se résout, par raison, à accepter de devenir française : "… nous aurons, écrit-elle, au moins la chance d’avoir pour mes pauvres villageois encore si arriérés, dans un avenir prochain, quelque progrès à espérer" (A Adèle de Marcillac). Ce souci des humbles et des pauvres explique l’attitude politique d’Amélie Gex. Elle n’est pas de la gauche des "partageux" de 1848. Elle travaillera à l’amélioration des couches rurales.
En 1850, son père s’est marié avec une de ses propres amies. Malgré la naissance d’un petit garçon, il délaisse bientôt son épouse qui vit avec Amélie à la Chapelle à partir de 1860. A son décès en 1873, le Dr Gex laisse des dettes. Pour les éponger, les deux femmes vendent Villard-Léger et en partie les terres de la Chapelle-Blanche. Elles s’installent à Chambéry rue Trésorerie, puis rue de la Gare où Amélie, après un stage à Milan, monte un atelier de photographie que sa santé ne lui permet pas d’exploiter. En proie à de vives souffrances physiques et morales, dans une situation financière délicate, elle trouve un dérivatif dans l’écriture. Elle compose des poèmes en français. Ils prouvent qu’elle a beaucoup lu Victor Hugo. Mais, sauf exception, ils ne sont pour rien dans sa renommée. Elle commence bientôt une carrière d’écrivain liée étroitement au journalisme, car outre la part active qu’elle prend à rédiger des articles, c’est dans la presse qu’elle a d’abord fait paraître ses œuvres majeures.
Ses premiers vers patois furent publiés le 20 janvier 1878 dans l’hebdomadaire Le Père André, fondé le 8 juillet 1877 par son cousin Charles Burdin, d’un rouge renforcé, et l’imprimeur Ménard un des maîtres de la Maçonnerie locale.
La jeune fille de famille qui s’émouvait en 1860 au souvenir de Victor-Emmanuel II, soutient de sa plume les républicains, par ses poèmes en patois destinés à la paysannerie, c’est-à-dire la masse de l’électorat. S’adressant à des lecteurs peu sensibles au féminisme, elle signait sous un pseudonyme masculin : Dian de la Jeânna, Jean fils de Jeanne.
Elle dirigea elle-même le Père André du 25 mars 1879 à la fin mai 1880. Chaque semaine, elle exposait, en faveur de la paysannerie, son programme d’action sociale, qui prenait le pas sur la politique, et donnait au journal un ton assez modéré. Elle désire que le curé soit "pour le travailleur des champs le guide moral que nul gouvernement ne pourra jamais remplacer".
Cependant, l’imagination d’Amélie Gex débordait largement le cadre étroit de l’action militante et le registre de l’écrivain est loin de se cantonner au mode satirique. Elle publie un premier fascicule de poésies patoises sous l’anonymat en septembre 1878 : Le Long de l’An chante les travaux et les jours de la vie rurale. En 1879, elle fait paraître les Reclans de Savoie, les Echos de Savoie. En 1882, une autre plaquette : Lo Cent Ditons de Pierre d’Emo, les Cent dictons de Pierre du bon sens (Emo, le bon sens, accent sur E, du latin aestimare). Seize ans plus tard, en 1898, la veuve de Ménard donnait une édition posthume qui comprenait les Fables et les Seblets (sifflets), parus au jour le jour dans la presse, mais jamais rassemblés en volume, et les Contio de la Bova, les Contes de l’Etable, inédits. Au départ, les pièces parues dans le Père André n’avaient pas été doublées d’une version française. Pour en faciliter la lecture aux gens des villes, Amélie traduisit tous ses poèmes.
Minée par la souffrance, Amélie s’éteignit en juin 1883, assistée par le chanoine Varet. Elle n’avait que quarante-huit ans.
L’expérience d’Amélie Gex est intéressante. Elle a su accommoder le patois avec son accentuation pénultième et ses voyelles finales plus ou moins sonores, aux exigences de la versification française dont elle retient surtout l’octosyllabe si utilisée au Moyen Age. Si l’on est vétilleux, on peut dire que son patois est plus proche de celui de Challes que de celui de Chapelle-Blanche. En tout cas, elle a gommé ce que le dernier avait d’un peu marqué, les ts, les dz à l’initiale, par rapport au patois des régions voisines. C’est une indication intéressante, une tentative limitée, mais réelle, pour établir un koinê, une langue commune aux pays de Savoie.
Loin de considérer le patois comme une langue inférieure propre aux récits comiques et souvent triviaux, elle l’a haussé au rang d’une vraie langue littéraire, en reprenant les grands thèmes du lyrisme, le travail, l’amour, la nature, la fuite du temps, la religion, Dieu, etc. Elle les voit avec l’âme paysanne toute imprégnée de son parler propre. C’est ce qui donne à ses poèmes un accent exceptionnel d’authenticité. N’ayant pas de culture classique, elle choisit à juste titre de s’exprimer dans un langage qui en est fort loin. C’était précisément la condition de la réussite.
D’autre part, elle faisait du dialecte un élément privilégié de l’identité locale. Elle écrivit ainsi une protestation éloquente contre Dumaz, le maire de Chambéry qui, en 1878, avait attaqué les patoisants. Le texte, inédit, vibre d’une belle fierté savoyarde :
Chéra Monchu, n’ên vaut la pêina
De conserva noutron patoué :
Pêndênt qu’on sêntra diên sa veîna
Le sang de la villie Savoué…
Pêndênt que yeu qu’on saye ên France
Diên noutro cœurs on gârdera
La plus petiouta sovenance
De le bognette et du tara,
Monchu, mâgré voutron mémouére,
Magré le pique d’lo savants,
Le Savoyârds se faront gloere
De parlâ comme du devant.
Les syllabes accentuées non finales sont soulignées : les voyelles finales qui les suivent sont alors légèrement sonores, ex. bognêtè, gloérè, ên se prononce é, sêntra se prononce chètra, eî se prononce è allongé. Villie = vilye avec un l mouillé. Gardera = gârdéra, de même gloérè ; â = o de or.
Traduction :
Sûrement Monsieur, il en vaut la peine
De conserver notre patois.
Pendant qu’on sentira dans sa veine,
Le sang de la vieille Savoie…
Pendant que, où qu’on soit en France
Dans nos cœurs on gardera
Le plus petit souvenir
Des bognettes (pâtisserie frite à l’huile) et du tara (pichet)
Monsieur, malgré votre mémoire
Malgré les piques des savants,
Les Savoyards se feront gloire
De parler comme ci-devant.
Voici comment l’auteur exprime avec des images dépouillées le souvenir d’un bonheur irrémédiablement perdu. Elle s’adresse à une alouette. Le dernier vers a une connotation religieuse connue :
L’âbro que le vêint a cassâ
Ne dâit plus vardi, Aluetta,
L’âbro que le vêint a cassâ,
La sâva le fâ plus poueussâ.
La fleur que l’hiver a zelâ
Tombe et flappit tota soletta
La fleur que l’hiver a zelâ,
Ein pussa on zor daît s’êin allâ !
Traduction :
L’arbre que le vent a cassé
Ne doit plus verdir, Alouette.
L’arbre que le vent a cassé,
La sève ne le fait plus pousser.
La fleur que l’hiver a gelée
Tombe et flétrit toute seule,
La fleur que l’hiver a gelée
En poussière un jour doit s’en aller !
(Prononcer les â comme o dans or ; êin, comme un ê légèrement nasalisé. Fleur est prononcé flèr et hiver ivér. Quand à dâit, il s’agit d’un è très ouvert et long).
Le refrain contribue à la musicalité du poème, que d’ailleurs A. Gex appelle une compleinta, une complainte. Elle n’en indique pas cette fois la musique ; souvent, ailleurs, elle la précise à la manière des poètes patoisants qui aiment écrire des "chansons".
Dans les vers de ce poème, l’auteur s’adresse à l’Alouette, qui lui a chanté une "Chanson d’amour et de gaîté". Allusion à la société fondée à Montepellier par Xavier de Ricard, dont l’épouse est la dédicataire du texte. Xavier était un régionaliste rouge. Amélie Gex fut séduite par le régionalisme, qui lui valut d’autre part l’amitié du Dr Guilland, lequel militait dans les rangs "modérés" et à l’Académie de Savoie en faveur du "mouvement fédéraliste et régionaliste" .Le programme régionaliste reposait largement sur la défense des langues locales. Amélix Gex, par son réel talent poétique, en était le meilleur propagandiste.
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