"Des Parisiens nous devenons les hôtes,
Et nous allons là-bas chercher des sous,
Et, ramoneurs ou porteurs de marmottes,
Riches un brin, nous revenons chez nous....
Nous aurons tous
Bientôt chez nous
La soupe aux choux
Que paieront nos gros sous. "
....Ne pouvant en conscience taire ses préoccupations et découvertes, l'abbé Bugniot, qui avait déjà reçu les encouragements de l'évêque de Maurienne et de Cavour, résolut de profiter de l'annexion de la Savoie à la France pour engager une action auprès des pouvoirs publics. Il adressa une lettre-pétition au Sénat en date du 16 mars 1862.
Messieurs les Sénateurs,
Personne d'entre vous n'ignore la misère profonde qui règne dans certaines parties de la Savoie, notamment dans les montagnes qui avoisinent Saint Jean de Maurienne...Pour venir en aide à cette détresse , une industrie s'est formée, l'industrie du "ramonage". Chaque année, en automne, se fait une émigration. Des pères partent pour les pays voisins conduisant avec eux leurs propres enfants; des patrons emmènent des enfants étrangers, qui leur sont confiés moyennant une rétribution d'environ 50 francs pour six mois. Le ramoneur est ordinairement un petit garçon; c'est quelquefois une petite fille déguisée sous les vêtements de l'autre sexe.
Dès que l'enfant de la Savoie a quitté le sol natal, il appartient complètement à son patron; il est à sa merci. Désormais, pour gagner de l'argent, il travaillera un peu et mendiera beaucoup. Dès l'âge le plus tendre, il s'exercera au facile métier de mendiant, il simulera des infirmités, il pleurera à volonté.....Chaque soir, il doit rapporter au logis une somme fixée à l'avance. Malheur à lui s'il revient les mains vides ou avec une bourse trop légère ! Il sera vertement grondé, peut-être même rudement frappé....Pour obtenir une aumône plus considérable, on couvre ses enfants de sordides haillons, on les expose presque nus aux plus rigoureuses intempéries, on les laisse transir de froid...
La charité publique est chargée de nourrir le petit ramoneur, de le vêtit et de remplir son escarcelle. Au pauvre enfant, le patron ne laissera que le strict nécessaire...Tout lui appartient, et le pain, et les vêtements, et les petits sous de la bienfaisance. En donnant...on enrichit un maître assez souvent propriétaire dans son pays.
Ce petit Savoyard que l'on rencontre dans les rues de nos cités, uniquement occupé à poursuivre le passant de ces demandes incessantes, on le retrouve couché dans quelque étable; garçons et filles sont souvent réunis dans un immoral mélange.
Le vagabondage est pour le ramoneur la cause de l'ignorance, le principe d'une dégradante immoralité, la source de la paresse, du vol.....Exilé de son village pendant la plus grande partie de l'année, n'y rentrant qu'après la fermeture des classes, il ne saura jamais ni lire, ni écrire, ni calculer....
.....Tels sont, Messieurs les Sénateurs, les déplorables effets du vagabondage et de la mendicité....Il faut arrêter le mal dans son principe...Pour parvenir à ce but, je demanderais :
1° Qu'il fût interdit à tout Savoyard, parent ou patron, d'emmener en qualité de ramoneur, des petites filles revêtues d'habits de garçon.
2° Que tout père, parent ou patron, dont l'enfant, le parent ou le pupille, serait surpris mendiant ou vagabond, fût déclaré responsable et puni même d'une amende.
Lettre du 31 mai 1862 adressée par l'abbé Bugniot au Préfet de la Savoie, M. Dieu :
....Je vous en conjure, faites cesser cette exploitation de l'enfant par l'homme; en certaines circonstances c'est une véritable "traite des blancs"...On a fait la loi Grammont. Oh ! de grâce, qu'on ait pitié des petits Savoyards et que la loi française les prenne sous sa protection ! Ils sont maintenant nos frères, ils doivent être traités comme tous les enfants de France....
...L'enquête révéla que cet arrondissement (Saint Jean de Maurienne) avait fourni 178 maîtres avec 317 ramoneurs (Albanne : 50 - Saint Colomban des Villards : 37 - Montrond : 30 - Montaimont : 55..... Le Préfet M. de Faverges parle de 220 à 230 enfants de sept à neuf ans et jusqu'à 18 ans....Ces chiffres permettent d'affirmer que la Maurienne devait fournir à peu près la moitié des maîtres et le quart, peut-être le tiers des petits ramoneurs du contingent de 1861....et de citer des cas navrants d'enfants obligés de s'agenouiller sur des barres de fer à angles aigus, de supporter à bras tendus un certain poids, ou ruinés de coups, ruinés par des marches forcées de 60 kilomètres à travers le Jura, expirant misérablement dans des hôpitaux ou rapatriés d'urgence...
C'est le 15 janvier 1863 que le Préfet réglementa par arrêté l'apprentissage et les contrats y afférant en Savoie.
Extraits d'une étude remarquable écrite par J. Lovie publiée dans la Revue de Savoie de Janvier 1955.